Analyse de discours: concepts, démarches et pratique

5.1. Genèse de l’AD : les antécédents

La problématique du discours a toujours occupé une place dans l’étude du langage. Cela a commencé avec le ‘Cours de linguistique générale’ (CLG, 1916/1972) de Ferdinand de Saussure (1857-1913) qui fonde la linguistique structurale excluant l’étude du sens et ne traitant que du mot, il n’en postule pas moins la nécessité d’une « linguistique de la parole » (pp. 38-39).

La première tentative ne vient pas de la linguistique, mais de la littérature. En effet, dans les années 1920, le structuralisme a été exploité dans le cadre d'une problématique littéraire notamment avec les formalistes russes[1], (voir V. Propp, La Morphologie du conte, 1928/1970), Dans les années 1960, et dans le cadre d'une problématique littéraire et sémiologique, notamment par le n°8 de la revue Communications (1966/1968).

L’« Introduction à l’analyse structurale des récits » de Roland Barthes y traite des principes et des méthodes.  L’objectif était l’étude des récits sur le modèle de la description linguistique. 

Certes, Barthes[2] lui-même dira plus tard que c'était « une méthode scientifique qui est à peine une méthode et qui n'est certainement pas une science » (cité par Provost-Chauveau 1971 : 6).

Le terme « analyse du discours » tel qu’il est appréhendé actuellement, est emprunté au linguiste américain Zellig Sabbetai Harris (1909 -1992) qui, en 1952, publie « Discoures analysis » dans la revue américaine Language (Vol. 28 : 1-30).  Il s’agit de l’application des méthodes de la linguistique distributionnelle américaine à l’unité transphrastique ou texte.

5.-2. Années 1960-70 : L’école française d’analyse du discours et l’émergence de l’AD

Dans les années 1960, en Europe, de nouvelles problématiques se mettent en place. Leur paradigme est le structuralisme, où le champ de la linguistique joue un rôle moteur, grâce aux apports de Jakobson, Benveniste et Harris.

L’époque est fortement marquée, en Europe occidentale et aux États-Unis, par l’émergence de courants issus de diverses disciplines et relativement indépendants les uns des autres. Ils avaient en commun de poser la question du langage et de la textualité d’une manière différente de celle de la linguistique structurale (Saussure et Leonard Bloomfield[3], 1887-1949).

Certains courants se réclamaient d’un projet d’analyse du discours qui deviendra plus tard l’École française d’analyse du discours. Ce courant, sous l’impulsion du philosophe marxiste critique Louis Althusser et de Michel Pêcheux, tente d’articuler la théorie marxiste de l’idéologie, la psychanalyse (J. Lacan) et la linguistique pour appréhender le discours.

D’autres courants viennent des sciences du langage : grammaire de texte issue de la grammaire générative et transformationnelle, théories de l’énonciation (Benveniste) ; d’autres encore oscillent entre anthropologie et sociolinguistique, c’est le cas de l’ethnographie de la communication (D. Hymes, J. Gumperz) ; l’ethnométhodologie (H. Garfinkel, H. Sacks…), un courant de la sociologie américaine qui appelait « discourse analysis » l’étude des conversations.

Ces divers courants ont été fortement influencés par la pragmatique anglo-saxonne, fondée sur une conception qui considère le discours comme un acte (Austin).  Il faut y ajouter les travaux du Britannique G. Bateson, du Français M. Foucault[4] et du Russe M. Bakhtine, dont l’influence a été diffuse mais considérable.

L’entrée en relation de ces courants a favorisé le renouvellement du champ des sciences du langage (méthodes, découpages disciplinaires et concepts).

En France, en particulier, plusieurs travaux contestent les présupposés traditionnels sur les textes et la manière de les étudier : structuralisme littéraire, sémiotique inspirée de M. Greimas, analyse automatique du discours de Pêcheux inspirée du marxisme (L. Althusser) et la psychanalyse (J. Lacan), la pensée de Michel Foucault...

Le corpus privilégié était le discours politique où on ne s’intéressait quasiment qu’à l’idéologie, avec tout ce qu’elle présuppose en termes d’idée de système, de cohérence et de globalité.

C’est le début de ce qui deviendra plus tard l’École française d’analyse du discours, où le mot analyse ne signifie pas simplement étude, mais une sorte de psychanalyse du discours. L’AD n’a pas de fondateur comparable à Saussure pour la linguistique structurale.

Elle est née d’une conjoncture intellectuelle où, autour du structuralisme s'engage toute une réflexion sur "l'écriture" qui associait linguistique structurale, marxisme althusserien et psychanalyse lacanienne.

C’est dans les années 1970, en Europe surtout, que la convergence entre différents courants va constituer un champ d’analyse du discours.

Les sciences du langage y jouent un rôle essentiel : grammaire de texte, théories de l’énonciation et courants pragmatiques apportent un outillage conceptuel et méthodologique considérable. C’est aussi la période où on redécouvre M. Bakhtine (dialogisme).

L’AD de cette période se veut une psychanalyse du discours : son objectif est de découvrir l’idéologie qui se cache sous la matérialité discursive (mots, syntagmes, phrases, etc.).

Ce choix se traduit par le privilège accordé à l’analyse du discours politique.

5-3- L’AD Aujourd’hui

Actuellement, nous assistons à un regain d’intérêt attribué à une évolution de la théorisation du sujet.

En effet, à partir des années 80-90, on assiste à une réhabilitation, surtout en sciences sociales, des logiques d’acteurs en prenant au sérieux les prétentions et les compétences des gens ordinaires, au lieu de renvoyer leurs propos à l’expression d’une illusion idéologique.

On ne fait pas du sujet un individu soumis aux contraintes sociales extérieures mais un être qui négocie des marges d’action au sein des structures et des institutions dans lesquels il agit.

Cette conception de l’action trouve ses fondements dans la sociologie compréhensive (Max Weber[5]), dans l’ethnométhodologie et l’interactionnisme.

Ces courants de la sociologie du 20ème siècle, réhabilitent le raisonnement des acteurs et le sens commun, et font de l’articulation entre discours, interaction et contexte social une préoccupation structurante.

Comprendre le social suppose, entre autres, de comprendre les logiques d’acteurs, et comprendre les logiques d’acteurs suppose de savoir analyser leurs productions discursives.

L’ADD diversifie ses domaines d’étude : analyse du discours littéraire, analyse du discours publicitaire, analyse du discours médiatique, analyse du discours institutionnel, etc.

Finalement, nous sortons avec trois tendances majeures en AD

i- La tendance française

La tendance française s’inspire de la controverse sur le structuralisme des années 1960. Elle est fortement influencée par la linguistique, l’analyse littéraire et la psychanalyse. Michel Pêcheux est l’un des auteurs les plus représentatifs de ce courant. Avec son analyse ‘automatique de discours’, publiée en 1969, il vise la « description du fonctionnement des idéologies en général et, en particulier, de l’obstacle que représente ce fonctionnement à l’établissement d’une véritable science sociale » (Helsloot & Hak, 2000 : 13).

La même année, Michel Foucault fait paraître ‘l’Archéologie du savoir’. Selon lui, la visée de l’analyse du discours est de […] saisir l’énoncé dans l’étroitesse et la singularité de son événement; de déterminer les conditions de son existence, d’en fixer au plus juste les limites, d’établir ses corrélations aux autres énoncés qui peuvent lui être liés, de montrer quelles autres formes d’énonciation il exclut (1969 :100).

En France, vers la fin des années 1970, l’on assiste au déclin du structuralisme et l’on s’oriente vers la pragmatique. On ne s’intéresse plus à la dichotomie langue/ parole mais à la problématique de l’énonciation, c'est-à-dire les règles qui font que les actes de langage deviennent des faits du discours.

Ii- La tendance anglo-saxonne

C’est une tendance qui s’est développée parallèlement aux États-Unis et en Grande-Bretagne au moment où l’école française émerge en France. Il s’agit en fait de l’analyse des interactions, souvent désignée par ‘discourse analysis’.  La notion ‘anglo-saxonne’ du discours puise son inspiration dans le pragmatisme américain et dans la philosophie analytique anglaise,  notamment dans la théorie des actes de langage [Austin, 1962][6].

Le discours est perçu comme fondamentalement interactionnel et renvoie à l’agir langagier dans une situation de communication donnée (Levinson, 1983).  L’accent est mis sur les règles qui organisent les interactions et les conversations entre les acteurs.

Cette approche des phénomènes communicatifs est essentiellement le fruit de la tradition anthropologique, appelée aussi l’ethnographie de la communication, (cf. Gumperz & Hymes, 1964, 1972), et de divers courants sociologiques et linguistiques, dont la sociolinguistique (Labov, 1963), l’analyse conversationnelle (Goffman, 1959/1973, 1967/1974, 1981/1987; Sacks, 1967/1992) et l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1967).

On ne peut passer sous silence certains travaux, comme la théorie des actes de langage (Austin, 1962; Searle, 1969), et d’autres « domaines voisins » dont l’intérêt porte sur le langage dans son contexte social à savoir, la psychologie sociale, l’anthropologie et la sociologie (Bachmann, Lindenfeld, & Simonin, 1981, p. 16).

Catherine Kerbrat-Orecchioni[7] propose de nommer analyse des interactions verbales ou analyse du discours en interaction cette branche de l’analyse du discours; « ce qui signifie, en dépit du chiasme, à peu près la même chose, la deuxième expression présentant toutefois l’avantage de rappeler que les conversations et autres formes d’interactions verbales ne sont que des formes particulières de discours » (2007, p. 13).

Iii- La tendance allemande

L’accent est mis sur une théorie du discours plutôt que sur une méthode de discours.  La théorie de l’agir communicationnel de Jurgen Habermas, influencée par les courants pragmatiques anglo-saxons, vise à un modèle des conditions pour la critique de l’autorité et de l’inégalité. D’après Habermas, quand on communique, on ne peut pas ne pas reconnaitre certaines règles du discours, comme l’inégalité du partenaire discursif et la « critiquabilité » de chaque argument.

Ces règles sont fondées sur un consensus entre les partenaires qui sert de mesure commune pour la critique des arguments mis en avant dans le discours [Habermas, 1981]. Nombreuses sont, en effet, les tentatives pour mettre l’éthique discursive habermasienne en œuvre dans la recherche sociale empirique.



[1] le terme formalisme russe désigne une école de linguistes et de théoriciens de la littérature qui, de 1914 à 1930, révolutionna le domaine de la critique littéraire en lui donnant un cadre et une méthode novatrice. On peut distinguer le groupe de Moscou mené par Roman Jakobson, et celui de Sait- Pétersbourg, l'OPOYAZ, conduit par Chklovski.

[2] Pour Barthes, le récit peut être supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l’image, fixe ou mobile, par le geste et par le mélange ordonné de toutes ces substances, p.7 Le discours a ses unités, ses règles, sa « grammaire » : au-delà de la phrase et quoique composé uniquement de phrases, le discours doit être naturellement l’objet d’une seconde linguistique : la Rhétorique. C’est à partir de la linguistique que le discours doit être étudié

[3] Père fondateur du distributionalisme  en collaboration avec Harris, une théorie qui a dominé les travaux jusqu’à 1950, elle est l’un des fondements de la grammaire générative

[4] Dans L'archéologie du savoir, M. Foucault montre qu'une phrase ne devient unité de discours (énoncé) que si on relie cet énoncé à d'autres, au sein de l'interdiscours d'une formation sociale.

[5] La sociologie compréhensive est une démarche scientifique permettant la compréhension d’un fait social

[6] Austin était le pionnier de la théorie des actes de langage développée par la suite, par un certain nombre de philosophes du langage ordinaire dont entre autres Searle (1972), Essais de philosophie linguistique(Savoir) Paris, Hermann

[7] Linguiste française, connue essentiellement pour ses travaux sur les interactions verbales, l’implicite, la politesse linguistique, etc.

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